« Sur le moti f- Etude sur Ricercar »

Travailler sur le motif. C’est une expression d’Artaud, dans son Van Gogh. Travailler sur le motif renvoie à l’insistance autour d’un thème, l’indéfiniment répété qui cherche à saisir, par la reprise d’un même trait, l’ensemble de ses variations. Travailler sur le motif, répéter avec insistance, découpent un champ de travail où ce qui est à l’œuvre n’est pas l’incertitude de la forme, mais sa conviction, sa détermination, perpétuellement redéfinie, son affirmation dans l’espace créatif de la pensée et de sa mise en acte. Cette recherche, qui peut sembler hésiter, souligne, en réalité, ce qui marque sa valeur, ce qui détermine la puissance de ses possibles. Elle explicite la réalisation méthodique de ses virtualités, la recréation constante de son plan matériel de réflexion. Ricercar, dans l’essence même du mot emprunté à l’italien, ne désigne pas seulement une nouvelle recherche, mais la redite de ce qu’elle encercle, sa définition continuellement temporaire. Le travail sur le motif devient le motif de fond, un fondamental qui ne vise que l’objet de sa puissance et en libère une réponse qui se concentre sur son caractère immédiat. Une réponse qui, tout en se dessinant comme solution, provisoire, trace l’ensemble des lignes par lesquelles elle crée ses fuites, ses possibilités à venir, ainsi que sa suspension. Ce questionnement indirect ou sous-jacent du mot Ricercar est essentiel en ce qu’il sert à tracer et retracer l’espace, à le remplir et le vider de tous côtés — en haut, en bas, en avant, en arrière, en diagonale —, à en constituer le corps, la corpulence, son irréductibilité à des matières ou à des manières autres que celles qui surgissent dans cette urgence-là, laquelle en fait à la fois un signe, graphique, et un au-delà même du signe, un mouvement, une série en mouvement.

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Qui regarde et qui voit ? Que regarde-t-on et que voit-on ? Car la longue-vue perspective de la scène, elle aussi, regarde et voit, elle étincelle dans ce renvoi spéculatif, elle se transforme en une durée immédiate et palpable et en une mise en attente où la question de regarder et de voir résonne de part et d’autre — scène et salle — comme un écho persistant, suspendant alors l’interrogation et sa réponse dans le temps le plus long possible de perception et de sensibilisation : comme le temps d’une pose et d’une prise de vue photographique. C’est le déclenchement d’une mise en attente qui active à son tour une mise en attention, proprement spéculative, dans tous les sens du mot.

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Dans Ricercar, l’enjeu est devenu celui d’un partage entre acteurs et spectateurs : on reconnaît ici et là, mais l’important est la condition d’abandon et d’épuisement — comme on épuiserait une matière — que l’action représentée implique pour les acteurs et pour les spectateurs. L’axe portant de la dramaturgie s’est déporté : la longue-vue de la scène transforme l’œil et la visibilité en une fonction de grossissement ou d’écart et les actions sont jouées en rafales. La scène du Radeau se mue, à travers l’encastrement progressif de ses plans de lumière, en orientations et en désorientations d’intensités, en une dimension optique et phatique qui tend à s’arracher de la fixité scénique vers un état et une condition qui ne lui appartiennent pas, mais dont elle peut s’emparer, vers une nature — concrète et physique — qui est ici pelliculaire.

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Tout semble se refermer alors que tout s’ouvre. C’est une structure qui a l’évidence d’une liberté : liberté de la scène par la multiplication des plans qui déjouent la frontalité idéale grâce aux alignements en diagonale ; liberté d’une colonne sonore au corps malléable contre la dureté d’un texte ; liberté de l’action qui n’a plus de comptes à rendre aux contraintes d’un texte ; liberté des paroles d’auteurs — tant dans leur choix que dans leur disposition bourgeonnante. Liberté parallèle des parlers et de la musique, car ils ne se situent plus sur la portée d’une didactique qui souligne, accompagne ou explique en s’appuyant sur l’essoufflement historique ou dialectique. Liberté encore du spectateur délivré de l’obligation de suivre la spécificité souvent équivoque des textes écrits pour la scène : il est ainsi entraîné à se perdre dans le flux incontinent d’une fable qui, tout en n’étant pas narrative, n’en propose pas moins un parcours fabuleux du théâtre.

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Ricercar met en scène le théâtre : tout le théâtre, tout du théâtre, par fragments et par détours contenus ou retenus par les temps et les espaces du travail, et non plus par le temps ou l’espace de ce dont le théâtre se serait emparé.(…)le mouvement des séquences ne cesse en effet de répéter tous les états par lesquels, entre ses formes profanes et ses formes sacrées, entre parvis forain, danse et cabaret, est passée l’élaboration d’une histoire des représentations au théâtre. Mais la clarté de cette diction s’occulte subrepticement, esthétiquement et immédiatement dévorée par sa mise en jeu et non par son récit historique. C’est comme une mémoire sans souvenirs, comme un négatif qui ne sera jamais développé que dans le renversement opéré à l’endroit et à l’égard de ceux qui le voient, qui le perçoivent. L’« idéal » ne peut alors devenir qu’un état de bouleversement de la fable qui s’y raconte, de ce qui peut s’y raconter dans le contemporain, et non dans l’actualité : alors, les pages des auteurs pourraient vouloir dire, elles, une fois encore, qu’elles auraient bien pu être des pages de théâtre, puisqu’elles actualisaient, en y participant, le théâtre du monde.

Jean-Paul Manganaro

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Extrait de « Sur le motif- Etude sur Ricercar »
François Tanguy et le Radeau (articles et études) de Jean-Paul Manganaro
Paris P.O.L. juin 2008