François Tanguy et Le Radeau (Articles et études) / Jean-Paul Manganaro / P.O.L.
[…] C’est un théâtre qui parle du théâtre, avec les moyens du théâtre : ce n’est pas un théâtre de concepts ou de notions, Tanguy et le Radeau ne sont pas philosophes, même si, au bout, il y a sans doute une question posée et une réponse proposée à la vérité de quelque chose, une vérité du théâtre et non de théâtre. De même, ce n’est pas un théâtre politique, bien qu’il y ait un engagement de ce théâtre face à ce qui lui est public, à ce qu’il partage en commun avec tant d’autres. Ces données, philosophie et politique, investissent par en dessous ce théâtre dans des agencements qui emportent ses matières vers des devenirs imprévus. C’est un théâtre où les planches jouent un rôle déterminant, les coulisses, les lumières, les sons, décomposés en paroles, en musique, recomposés un instant en quelque chose qui doit être de l’ordre du sens et de la sensation. C’est un théâtre de bois et d’acteurs qui aboutissent à ce que Tanguy appelle la contemporanéité : cela signifie sans doute dire son mot dans le débat autour de la représentation, la faire – sans en être le représentant – non pas à l’écart, mais au cœur même des affaires du théâtre. C’est déjà plein de théâtre, avec des fables parfois douloureuses et mélancoliques, parfois drôles et grotesques ; parfois l’un et l’autre mélangés en un motif – qui n’est pas seul et qui n’est pas le même.
Souvent, le théâtre, c’est la nuit. Souvent, c’est profondément beau. Il est difficile d’expliquer la beauté profonde de quelque chose, nous avons peut-être trop pris l’habitude des surfaces, plus faciles à arpenter. Il y a une profondeur qui est tapie dans la nuit du théâtre de Tanguy et du Radeau, c’est une profondeur enthousiaste et légère. La profondeur de la beauté nécessaire, face à l’éternelle grimace de l’histoire. […][…] En se posant, en étant posé, le décor pose, à travers la série des ressemblances, une question d’individualisation, de spécificité ; en effet, la question n’est pas de ressembler à quelque chose de proche ou de déjà connu – puisque, après tout, on finit inévitablement par ressembler à quelque chose -, mais de ressembler à quelque chose de soi, qui est singulièrement à soi, même si, à partir de là, cela peut finir par ressembler à quelque chose d’autre que ce soi-là. Or, la singularité du décor tient d’abord en ce qu’il ne se présente pas comme une fonction déterminée à l’intérieur de laquelle va se dérouler une action, mais comme l’endroit de ce que Tanguy appelle « le saisissement de l’avoir-lieu » ; […][…] Baroque ? Peut-être, en ce que cela joue sur des compositions inachevées, mais tenues bout à bout dans une contiguïté de l’une à l’autre – et non dans une continuité dont il faudrait alors recréer le sens -, une contiguïté qui devient la seule possibilité de dire par suggestions suggérées, de retrouver les images qui peuplent le fond des solitudes, de les relancer dans notre présent, de les répéter, redotées d’une vitalité qu’elles avaient perdue. Il n’y a pas de maniérisme : c’est sans doute du savoir transformé gaiement sous nos yeux en forces, en puissances créatrices, en signes du théâtre, où tout ce qui est posé se déchaîne, et dont les acteurs en jeu deviennent la clé de lecture et de vision, par leurs gestes qui, seuls, signifient l’ensemble des différences et saisissent la matière du temps qu’ils fractionnent pour lui restituer une autre épaisseur. […][…] L’acteur du Radeau ne joue pas des rôles ; peut-être est-il dans des situations, encore que ce soient des situations définies par un « fond », un « territoire » où aboutissent, en se croisant, regrets, polémiques, nostalgies, procédures, désirs et éclats que la musique, redéfinissant le temps de leur espace, relance en évasions, en échappées, en fuites d’un réel situé tout autant dans des points de l’esprit, dont les données sont des propriétés purement physiques, que dans des points du corps. […][…] S’il y a une valeur politique dans le théâtre de Tanguy, elle est bien là, dans cette fonction noétique puissante qui crée et met en scène, non pas des démonstrations, mais, ponctuellement, des lieux de transition et d’intersection où l’on échange de la connaissance, c’est-à-dire « une expérience absolument singulière et nécessairement en commun » (Tanguy). Une connaissance apparemment sans friction car elle s’est épurée de tout ce qu’elle savait pour ne plus répéter, désormais, au théâtre, que sa mise en forme. […]